Tu as mis le chapeau ?

Il y a sûrement une explication linguistique. Mais le résultat est là : c’est seulement dans le Sud-Est, et davantage sur la Côte, de Marseille à Nice, qu’on entend : – On va manger la pizza. L’accent du Midi compte pour beaucoup dans l’impression produite sur le Septentrional (ainsi, dans la pizza, cette presque disparition de la seconde syllabe au profit de l’accent tonique). Mais l’emploi de l’article défini n’est pas sans importance. Manger une pizza et manger la pizza sont deux choses bien différentes. Dans le premier cas, les connotations peuvent rester variées. On va manger une pizza, comme ça, une petite chose vite avalée avant d’aller au cinéma. S’il s’agit d’un choix plus délibéré, d’un repas plus lent, manger une pizza révoque et contient toutes les possibilités de restauration qui s’offraient objectivement à vous. Rien de tel avec le « on va manger la pizza » marseillais. Cette fois, il s’agit d’un rite, qu’il est de bon ton d’associer à certains quartiers. Manger la pizza devient une façon de vivre, à laquelle on ne saurait sacrifier dans la précipitation, ni dans le choix du dernier moment. On sent l’odeur du feu, on voit la farine sur les bras du pizzaiolo : dans la sagesse de l’attente plane une espèce de religiosité débonnaire.

Avec le même accent, on met le chapeau, on prend le parapluie. Le chapeau, le parapluie ne vous appartiennent pas. C’est vous qui appartenez au code qui consiste à se couvrir d’un chapeau, à se munir d’un parapluie. On peut dès lors vous aborder avec une familiarité apparente – Tu as mis le chapeau ? -qui prend en même temps ses distances, puis-qu’en vous couvrant d’un chapeau vous n’avez pas opté pour un élément de votre garde-robe, mais emprunté les signes d’un cérémonial transparent ; vous vous êtes inscrit dans une tradition. C’est à la fois rassurant et inquiétant. Vous n’êtes jamais seul, mais vous menez la vie des autres. Pas votre vie. La vie.